Les deux premières pages du roman


Le 30 mars 2006, à une heure du matin, un homme de vingt-huit ans au blue-jean déchiré observait d’un regard glacé les champs de céréales de la Champagne pouilleuse.
C'était un vieux wagon Corail aux sièges oranges, trop durs, éclairés par de simples veilleuses. Bien que ce fût le printemps, il pleuvait une flotte verglaçante et les rares passagers grelottaient dans leurs gros manteaux.
Seul Stéphane Anselme restait éveillé. Il fumait roulée sur roulée, malgré l’interdiction, et portait souvent à sa bouche une canette en métal noir, une 8.6 dégueulasse et anesthésiante. Et il combattait le silence du train en écoutant sur son MP3 un album de Joy Division, dont le chanteur Ian Curtis s’était pendu à 24 ans.
Les campagnes défilaient et ses yeux restaient immobiles, comme ces gares misérables de Bar-le-Duc et de Commercy où l'on s'arrêtait rapidement, avec leurs quais totalement déserts. Puis on repartait, et Stéphane commençait une nouvelle bière infecte.
Enfin, à 2 heures 12, dans gros trou entouré de collines, on aperçut les milliers de lumières de Nancy, capitale écrasée de la Meurthe-et-Moselle. Et Stéphane Anselme débarqua ainsi dans la glorieuse cité des Ducs de Lorraine, la sage et fière patrie des mirabelles et des macarons, de Stanislas et de Rossinot, de Virginie Despentes et de C. Jérôme.
Il y pensa sans aucun mépris, avec une grande indifférence, dans les rues absolument vides qu’il parcourut avec son gros sac. A un croisement, une affiche lui montra la tête de l’Abbé Pierre, avec sa barbe rassurante et son sourire de bienheureux. Autrefois, Stéphane se serait marré en l'arrachant pour pisser dessus, par provocation ou par alcoolisme. Mais il était déjà vieilli, fatigué, et il  continua sa marche : il passa devant la vieille prison, traversa le pont des Fusillés au-dessus des voies ferrées, puis s’engagea rue Mon Désert, une longue artère au nom poétique où il croisa des pochards beuglards.

Il était donc taciturne et froid quand il ouvrit la porte de son studio crasseux, où il s’attendait à trouver le matelas posé sur le sol, entouré de canettes servant de cendriers ; il fut donc surpris de voir Maude, censée dormir chez ses parents, et qui, avec une insouciance incroyable, lisait un album de Corto Maltese en grignotant du chocolat noir aux noix de pécan.
Cette jeune femme aux cheveux très courts tourna des yeux tranquilles vers Stéphane, comme une compagne ayant patiemment attendu le retour de son homme. Quand elle se leva, il la saisit doucement à la taille et la serra contre son ventre, avec un visage enfin adouci mais une difficulté à sourire pleinement, comme si ses mâchoires étaient entravées. Elle le trouva pâle et sans conviction. Mais elle ouvrit ses lèvres sur les siennes, et ils s’embrassèrent avec une beauté de drogués électriques, la beauté morbide d’un baiser entre cet homme au visage trop maigre et cette jeune femme aux cheveux très courts – dans une pièce dont les murs se décoraient de photographies prises par elle, Maude Meyer, qui représentaient des gros plans de cafards, des clochards prostrés, des pigeons éventrés dans le caniveau.